L’OR DE VÉRITÉ

par François Bénard
© Bruno Blais (Talent Wipplay) vs Gérard Dou
"La femme hydropique" de Gérard Dou © Musée du Louvre, dist. RMN - Grand Palais / Angèle Dequier

L’exposition « Vermeer et les maîtres de la peinture de genre » nous présente la société du XVIIe siècle hollandais. Parmi les peintres accrochés figure notamment Gérard Dou. Sa spécialité : les narrations dans de minuscules formats hyperréalistes. Sa Ménagère et son Peseur d’Or ne dépassent pas les 26 cm. Ce maître de la peinture « fine » réalise aussi des formats plus grands, comme La Femme Hydropique.
Avec ses 68 cm de salon, Dou nous présente la visite d’un médecin analysant les urines de sa bourgeoise de patiente. Il réalise ici un format XXL, à l’instar des Noces de Cana pour Véronèse. Sauf qu’il faut 10 mètres de long au vénitien pour présenter l’épisode de Jésus transformant l’eau en vin. La mécanique des fluides racontée par Gérard Dou est moins grandiloquente – a fortiori moins fine – mais elle dissimule également son message, spirituel. Si, si.

PLOUF ! © FREDJANELT

La consultation à domicile

Le rideau à peine levé nous fait découvrir la pièce qui se joue. Sur scène, les différents personnages déroulent leur partition : la malade éperdue est soutenue par sa fille à genoux alors que la servante est aux petits soins. Debout, au milieu du salon, un médecin scrute les urines de Madame à la lumière de la fenêtre. On imagine un Sganarelle indécis, fadé d’étoffes bien épaisses pour recouvrir son savoir approximatif. Il tient la fiole dorée dans sa main. Traversé par le soleil, le liquide devient précieux comme l’or tout comme l’ensemble du décor.

Gérard Dou metteur en scène bling bling ? Chaque objet ornant le salon est un travail d’orfèvre : lustre aux reflets patinés, pupitre de Bible sculpté au millimètre, bassine marbrée sur trépied, rideau aux broderies chamarrées… Jusqu’à la mousseline d’un baldaquin situé au fond de la pièce, tout est présenté avec une extrême précision. On entendrait presque le tictac de l’horloge accrochée près de la fenêtre. La fenêtre – irrémédiablement placée à gauche – éclaire la scène et donne la réplique, brillamment. Ses rayons semblent faire pâlir un peu plus Madame. La nauséeuse attend son verdict, mais quel verdict ?

Le Salon © Bruno Blais

Le titre de Femme hydropique est mal choisi nous dit-on car cette patiente ne souffre d’aucune insuffisance cardiaque… D’où lui viendrait cette pâleur ? Serait-elle nauséeuse ? Enceinte ? Diabétique ? Victime d’une chaude pisse ? On ne sait pas. L’incertitude pèse pour la petite fille qui supporte sa mère à chaudes larmes. Une servante fait boire un sirop à la malade. Ces visages forment un triangle anxieux qui fait d’ailleurs écho à trois autres sphères du salon : la sphère du pupitre sculpté au millimètre, la sphère du lustre doré et la fiole d’urine.

Un féminin très singulier.

 

Depuis la Réforme, le statut des femmes s’affirme. Elles doivent savoir lire pour apprendre dans la Bible les volontés divines qui la concernent. Il s’agit aussi d’ élever chrétiennement ses enfants. Pour Calvin, cela signifie que la mère doit être au même rang que le père pour « traiter humainement les enfants ». Père et mère sur le même niveau éducatif mais pas seulement. Dans la Hollande du XVIIe siècle, la femme est aussi soumise aux mêmes tiraillements que les hommes. Dans ce pays en plein croissance qui voit fleurir les capitaux grâce aux échanges commerciaux, on peut s’offrir tous les plaisirs. Entre morale calviniste et bons plaisirs, il faut choisir.

Dans un paradis terrestre, comment créer un ordre moral ? Les Adam et Eve bataves doivent faire le grand écart. La peinture hollandaise du XVIIe ne va pas se priver de révéler ces contradictions, chez la femme notamment. Gérard Dou – comme Rembrandt, Vermeer ou Steen – vont la présenter sous des facettes contrastées. En figure tutélaire du foyer, elle est la ménagère rigoureuse ou cette mère consciencieuse qui veille à l’éducation de ses enfants – toujours lovée dans un intérieur bien rangé. D’autres situations nous la présentent dans un rôle moins vertueux : la servante ira se faire peloter à la kermesse du village, une bonne soeur sera surprise en plein larcin, plus loin une prostituée aguiche le client d’une taverne.

EN L'AIR 3 © BVACARISAS

Entre ces deux extrêmes, les artistes vont proposer des mises en scène plus subtiles. Ils profiteront d’une leçon de piano ou de l’arrivée du médecin pour donner au visiteur l’occasion de faire son chemin. Les progrès de la médecine – qui avance encore pas mal à l’intuition – vont permettre aux artistes de raconter de nouvelles histoires. À l’époque, pour comprendre les maladies, on dissèque les corps, on scrute tout ce qu’il en sort. En observant la couleur de l’urine, les médecins tentent des pronostics de grossesse. Un ouvrage paru en 1501 énonce simplement le diagnostic lorsqu’on présente le précieux flacon face au ciel : « Quant tu verras en l’urine de petites flammettes et petites estincelles comme il appert en la raye du soleil luisant parmy la maison, signifie engrossement ». Reste à confirmer le diagnostic de Gérard Dou auprès de sa patiente éperdue.

Le silence est d’or ?

En se rapprochant de la fiole, certains voudront peut-être jouer aux apprentis médecins. Verront-il des petites flammettes et estincelles au fond du flacon ? Vu la densité du précipité – blond comme une bière brassée plusieurs fois – on aurait tendance à confirmer l’engrossement, voire pronostiquer une très chaude pisse… Pour gagner en transparence, Madame devrait peut-être boire un peu d’eau. Il y a cette jolie aiguière au premier plan, lovée dans une bassine de marbre. De quoi s’hydrater le corps et peut-être même davantage… Car si l’on en croit les Écritures, l’eau purifie aussi l’âme et lave les péchés.

La Bible grande ouverte serait-elle là pour exposer la sainte morale ? Petite piqûre de rappel pour notre malade, pâle comme une Immaculée Conception très peu crédible. Au-dessus d’elle, une branche de vigne rentre dans l’intérieur de la pièce chauffée par un brasier. S’agit-il d’un départ de flammes infernales ou des feux faiblissants d’une passion consumée ? Un lit à baldaquin nous révèle la couche toute proche… Madame regarde par la fenêtre. Tenterait-elle de quitter ce lieu aux mille vanités ? Son intérieur est rempli de richesses, ces matérialités inutiles face au temps qui passe à coups de tictac.

Sans titre © Anna Pavie

Le pupitre, le lustre et le flacon d’urine reprennent le triangle dessiné par la fille, la servante et la malade. La jeune fille – innocente et pure – est à genoux alors que la servante auréolée est debout, très haut placée. Comme la sphère du lustre, la servante sait tout des cachoteries de sa maîtresse si peu sereine. Madame connait-elle déjà le verdict ? Passée directement de l’urinal au confessionnal, implore-t-elle le pardon auprès de la divine lumière ? Vu de près, son regard semble chercher celui de la servante… Peut-être l’implore-t-elle de ne rien dire à sa fille ? Que signifie le regard de la servante vers la pauvre petite ? Au-delà de la compassion, elle pourrait aussi bien lui dire « Si tu savais ma pauvre chérie… » Le jeu de regards est compliqué, difficile à dénouer… Dans ce silence d’or, Gérard Dou nous présente de nombreuses estincelles. À chacun au final de faire son diagnostic.

Louvre Ravioli