François Cheval évoque son parcours au Musée Niépce

par Wipplay
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Courant octobre, nous avions rencontré François Cheval lors de l’accrochage de l’exposition d’Olivier Culmann au Musée Niépce de Châlon-sur-Saône. Le directeur de l’établissement nous avait séduit par son caractère fort, rafraichissant. Cette semaine, nous souhaitions partager avec vous une interview accordée en 2015, au magazine Sparse. Un bilan des actions menées au Musée Niépce depuis 1996.

François CHEVAL lors de l'accrochage de l'exposition "THE OTHERS" avec Olivier Culmann et Anne-Céline Besson (Assistante de Conservation) © Wipplay

Vous êtes arrivé en fonction en 1996 : vous aviez une idée claire de ce que vous vouliez faire ?

Généralement, quand un nouveau conservateur arrive, il dit du mal de son prédécesseur et casse « l’outil », histoire de s’affirmer dans la rupture. Personnellement, j’ai beaucoup de respect pour le travail de Paul Jay, le premier conservateur du musée. Il a commencé avec très peu de moyens et créé une collection « hallucinante ». Aujourd’hui, le musée dispose de près de trois millions d’images et de quelques 1.500 appareils. Il est parvenu à constituer un fonds de référence : avec, par exemple, des œuvres de Fox-Talbot (l’inventeur du procédé négatif-positif), mais aussi des calotypistes français peu connus, les expérimentations de Demachy, etc.

Mais, on ne lui rendra jamais suffisamment justice d’avoir été le seul à défendre une école française particulière des années 1960, avec Cordier, Brihat et Sudre, une espèce de renouveau tardif du pictorialisme. Le travail de mon prédécesseur m’a permis d’éviter de continuer une longue et fastidieuse accumulation primitive et d’avoir la chance d’ouvrir le musée sur d’autres champs, inexplorés. Ce qui ne l’intéressait pas, moi m’intéressait. L’impression que cela donne, c’est d’avoir « rattrapé le retard », tant au niveau des collections que du fonctionnement du musée.

Vous vous y êtes pris comment ?

Déjà, la première année (1996), j’ai essayé de comprendre la muséographie française appliquée à la photographie et de voir ce qui se faisait ailleurs, dans les autres musées dédiés au médium (Rochester, Bradford, Cologne, etc…). J’en ai tiré la conclusion, plutôt accablé, qu’on retrouvait partout la même histoire, ce mantra qui commence invariablement par « Et Dieu donna la photographie à l’humanité ». Et toujours cette idée de raconter l’histoire chronologiquement par la technique et les auteurs. Je trouvais que ça n’avait aucun intérêt : les livres le faisaient déjà, et plutôt mal (Beaumont Newhall) !

J’ai pensé qu’il fallait réinventer un parcours en renversant la proposition, en faisant de la pratique de tous, la base de la muséographie et de la photographie un objet d’analyse et non plus d’admiration.

François Cheval, Christelle Rochette (Conservatrice Adjointe), Olivier Culmann et Anne-Céline Besson (Assistante de Conservation) © Wipplay

Sur quels principes ?

La photographie est un geste de technofacture : tout le monde sait l’utiliser mais, au final, peu de gens savent comment cela fonctionne. On a décidé de partir du point de vue de l’utilisateur, car la photo n’est pas réductible à l’art. C’est le point de départ pour expliquer comment se fait la photo et en comprendre le processus physico-chimique. Beaucoup de musées dressent aussi un inventaire des usages : la photographie scientifique, militaire, publicitaire, etc. Pour moi, ça n’avait pas de sens de présenter cela. Il y a autant d’usages que de photographes ! La photographie est clairement une dialectique entre ce qui est réalisable et l’utopie. L’utopie de tout couvrir, d’être une preuve, une vérité… Avec les équipes du musée, on a travaillé l’idée d’une photographie-objet en constante évolution, prenant des formes sans cesse différentes, mais toujours située entre quatre points cardinaux : le photographe-preneur de vue, le sujet photographié, la caméra et la destination finale de l’image. Je pense pouvoir dire que nous sommes le seul musée à proposer ce discours sur la photographie et, je trouve qu’à partir de la centaine d’objets initiaux de la collection (les objets de Nicéphore Niépce), nous avons réussi à créer une institution qui est reconnue pour non seulement pour sa qualité de présentation, mais surtout pour sa réflexion sur le médium.

Il n’y a pas que la présentation des collections que vous avez changée. Vous avez aussi pas mal fait évoluer le fonctionnement en interne ?

Déjà, je suis aussi arrivé dans une période où il y avait davantage de moyens, j’ai donc pu créer des postes de cadre. De vingt-trois, nous sommes passés à cinquante salariés. Nous avons pu mettre en place un service de documentation, un service de médiation, etc. Nous avons aussi notre propre scénographe, un vidéaste, etc. Il faut bien comprendre que l’histoire de la photographie étant  » océanique « , si on ne s’entoure pas de gens qui ont un regard particulier et intéressé sur le sujet , seul, on s’y perd. Et puis, ce que j’ai souhaité mettre en place ici, l’idée est assez simple, c’est pouvoir contrôler l’ensemble de la chaîne de production. Les autres musées externalisent pratiquement tout… Nous, nous avons notre propre laboratoire numérique ! À titre d’exemple, l’exposition temporaire d’Olivier Culmann est entièrement produite par le musée, de la numérisation en haute définition des négatifs aux tirages d’expo…

Dans quelles mesures vos goûts personnels ont-ils influencé les collections ?

C’est surtout ma formation qui a façonné mon goût : Polaniy, Deleuze, Guattari, Barthes, Foucault, etc. Marx évidemment, et Max Weber. La liste est longue et compte peu d’historiens de la photographie… Au moins, je n’ai pas été massacré par une pseudo-histoire de la photographie écrite par les Anglo-Saxons qui  » pensent » toujours qu’une photo est réductible au tableau… Mais, bien qu’ethnologue et sociologue de formation, j’ai rompu avec les Sciences humaines le jour où je me suis rendu compte que les créateurs disposent de la capacité, dont je suis dépourvu, de condenser des propos suffisamment forts quand le sociologue ou l’ethnologue les dilueront en 200 pages !

Maintenant, j’ai une claire méfiance envers ce que j’ai aimé, ou j’apprécie, dès le début. Très souvent, les gens pour qui j’ai le plus de curiosité sont ceux qui m’ont emmené dans des directions qui n’étaient pas les miennes : John Batho ou Patrick Bailly-Maître-Grand, pour ne citer que ceux-là…

François Cheval lors de l'accrochage de l'exposition d'Olivier Culmann © Wipplay

Quels sont vos rapports avec Antoine d’Agata ? Vous semblez assez proches ?

Déjà, il ne faudrait pas parler de « rapports » avec Antoine d’Agata, parce que les gens pourraient se faire des idées ! Plus sérieusement, avec Antoine, notre relation a pu être parfois conflictuelle, avec même des désaccords « amicaux ». L’exposition du Bal, par exemple, ne m’a pas convaincu… Antoine a parfois des stratégies d’accrochage qui ressemblent un peu à du « papier peint ». Plus gênant, à un moment donné, il a tenu un discours quelque peu problématique en considérant que le corps des prostituées était le dernier endroit libre du monde ! Mais, je trouve que ce que l’on a fait avec les migrants, il y a 3 ans, la série « Odyssea », se révèle aujourd’hui d’une pertinence incroyable.

L’année prochaine, cela fera 20 ans que vous êtes en poste, vous allez fêter ça comment ?

Je pars ! Je quitte le musée Nicéphore Niépce l’an prochain. Travailler dans la fonction publique ne me satisfait plus : tout y est trop lent ! Et puis, égoïstement, j’ai constaté que je disposais suffisamment de sponsors privés (BMW, HSBC, Olympus, etc…) et d’un réseau amical pour développer des projets plus personnels. J’ai envie de passer plus de temps dans l’écriture, d’analyser des fonds, plutôt que de m’épuiser à gérer du personnel, administrer des bâtiments ou aménager mes relations avec des politiques. Cela ne me correspond plus… En fait, Je vais continuer à faire ce que je sais faire, mais sans les « emmerdements » d’un service public en crise. En ce moment je travaille à l’organisation de plusieurs belles et grandes rétrospectives (Albert Watson, Isabel Munoz, Stephen Shames ). J’ai soixante-et-un ans, et j’ai l’impression qu’il y a encore plein de jeunes photographes à défendre et, que la photographie comme discours autonome reste à écrire. Il y a une demande incroyable du public et trop de mauvaises réponses apportées.

C’est par déception ? Suite à l’abandon de ce projet de pôle consacré à l’image ?

J’ai 32 ans de Service public : il est temps de laisser la place. Ce projet a été abandonné sous le mandat précédent. Le nouveau maire, a un nouveau projet pour le musée qui se fera dans les 5-6 ans à venir. Je n’ai pas la patience d’attendre jusque-là, mais, tant que je serai là, je donnerai le coup de main, si nécessaire.

Justement, comment sont vos relations avec l’actuelle municipalité ?

Je n’ai rien à en dire.

Vous auriez aimé prendre la direction d’un festival : Arles par exemple ?

J’ai postulé à la direction des Rencontres d’Arles l’année dernière, mais le ministère et le président ont préféré retenir la candidature de Sam Stourdze. Finalement, c’est peut-être une bonne chose. Ils recherchaient un profil de communicant quand moi je me considère plutôt comme un activiste culturel. D’ailleurs, je viens d’écrire un texte dans L’Oeil de la Photographie intitulé « Pour un festival de photographie utile » ! La majorité des festivals en France ne sont pas utiles ou partent dans de très mauvaises directions. Les festivals consacrés au Photographique sont devenus trop bruyants, trop de choses, trop d’images. Ils sont faits presqu’exclusivement pour les professionnels et non plus pour le public. Heureusement, il en existe quelques excellents, Circulation(s) est bien, Images Singulières, à Sète, est aussi un bon exemple. Par contre, j’avoue avoir plus de difficultés avec « Visa pour l’Image » à Perpignan. Quant à Arles, au final, c’est très cher, pour finalement ne pas découvrir grand-chose… tout cela pour se rendre compte que le Stephen Shore de ces dernières années, est un mauvais photographe…

Le marché de la photo est très étrange : les reporters exposent en galerie et, finalement, un nombre infime de photographes fait parler d’eux, toujours les mêmes d’ailleurs (Gursky, Sherman, même Yann Arthus-Bertrand…) Ou JR ! Le marché, les gens adorent ça ! En fait, ceux qui font le marché ont l’outrecuidance de croire que ce sont eux qui définissent les goûts du public et l’importance d’un auteur dans l’histoire de la photographie. Et, dans le même temps, on assiste à une paupérisation de la grande majorité des photographes. Les structures classiques se sont effondrées, la presse aussi ; les collectifs de photographes, comme MYOP ou Tendance Floue, souffrent… En fait, il y a un nombre important de photographes pour un marché de plus en plus réduit. On a vu ce phénomène se mettre en place au moment de la prise de Kaboul par l’Alliance du Nord : il y avait autant de photographes et de journalistes que de combattants. Dans cette économie de crise, on observe une migration collective des photographes vers le monde de l’art.

Typiquement, Luc Delahaye.

Oui… Luc produit 2-3 photos « gigantesques » par an dont la destination ne peut être qu’institutionnelle. Aujourd’hui, il reste aux photographes un petit peu de corporate. Ils n’ont d’autre choix que de concourir pour des prix (HSBC, Carmignac, Neuflize, etc.) ou postuler à des résidences. La baisse importante des budgets du Service public n’arrange pas les choses. Avant, les musées disposaient de budgets d’acquisition ou faisaient des commandes, mais cela diminue grandement. Les photographes vivent dans une économie pour le moins étonnante.

Et pourtant, vous savez quel est le moyen le plus simple pour un photographe de gagner de l’argent ?

(Il réfléchit) Non.

Vendre son matériel !

Interview de François Cheval par Édouard Roussel pour le magazine SPARSE

☞ Voir aussi l’article « Olivier Culmann s’accroche au Musée Niépce ! »
☞ Voir aussi l’article « Les expériences interdites d’Antoine d’Agata »