L’ORACLE DE DELFT

par François Bénard
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L'Astronome de Vermeer © Wikimedia Commons

L’Astronome ou plutôt L’Astrologue (1668). Voilà un titre qui hésite entre deux options pourtant bien distinguées par le dictionnaire : « Astronomie (n.f.) : Science qui étudie les positions relatives, les mouvements, la structure et l’évolution des astres » – « Astrologie (n.f.) : Discipline ayant pour objet l’étude des corrélations entre la configuration, la qualité propice ou néfaste du ciel géocentrique lors d’un événement terrestre, d’une part, et la nature, les développements de cet événement d’autre part. »
Alors s’agit-il d’un astronome ou d’un astrologue ? Ce genre de tâtonnement est assez inhabituel pour un cartel. Face à cette originale indécision, le visiteur va devoir se faire sa propre opinion.

Double Elle © Sébastien Marchand (talent Wipplay)

Un travailleur de nuit

Les intérieurs de Vermeer présentent souvent une pièce percée par une fenêtre sur son flanc gauche. Invariablement, une diagonale douce fait briller le modèle – féminin le plus souvent : travailleuse, musicienne, coquette, amoureuse… L’astronome fera exception, même si Vermeer lui conserve des cheveux longs. Dans ce lumineux cabinet, le savant s’agrippe à la jungle d’une draperie épaisse tout en pointant son globe. Cette nappe décore le premier plan qui se prolonge confortablement grâce à la robe de chambre en soie « japonaise » du savant. Certaines allégories de Vermeer sortent du même vestiaire.

L’identité du sujet reste inconnue. On devine un homme de sciences bien chargé, tout comme cette table recouverte d’un compas, d’un astrolabe et d’un grand manuel d’astronomie pour explorer la nuit. L’astronome a accroché sur son armoire un cadre comportant trois cercles hérissés d’aiguilles qui fusent dans tous les sens. Serait-ce un planisphère astronomique réglable en fonction de la date et de l’heure ? L’astronome est trop concentré pour nous répondre. Il vient de se lever pour consulter l’une des constellations de son globe céleste. Sur cette nuit en miniature, certains regards avertis reconnaitront la Grande Ourse, le Dragon, Hercule ou la Lyre…

Astronomy © Drabfab (talent Wipplay)

Ce globe céleste est l’œuvre de Jodocus Hondius. Il était vendu avec son équivalent terrestre que Vermeer représente dans Le Géographe – une autre toile savante. Les similitudes entre les toiles sont nombreuses : compositions, chevelures, globes, robes de chambre, nappes luxuriantes… Jusqu’au compas ouvert dans la main du Géographe qui reprend les aiguilles de l’armoire de notre Astronome. Cependant, un élément de décoration intrigue : alors que Le Géographe a logiquement décoré son cabinet avec une carte de Hollande, notre astronome a choisi un Moïse sauvé des eaux. Pourquoi donc ? N’y avait-il pas plus proche que le sauvetage d’un prophète (pas encore barbu) pour l’inspirer ?

Quand la Réforme rebat les cartes

Le XVIIe siècle est l’âge d’or hollandais. Les navires de la Compagnie des Indes sillonnent tous les océans du globe, vers ces lointains tropiques où poussent de larges feuilles bien grasses. Les bateaux promènent encens, épices, tissus, esclaves… Les cités hollandaises s’enrichissent. Dans les rues de Delft et Amsterdam on croise banquiers, commerçants et armateurs qui ne manqueront pas de commander leur portrait aux maîtres du moment. Tous ces nouveaux riches peuvent remercier l’astronome qui a rendu possible la globalisation des échanges. Désormais, les bateaux peuvent traverser tous les océans en relevant la position des étoiles, ces bouées du ciel.

Depuis le XVIe siècle, les sciences se développent beaucoup en terres protestantes. Le dogme catholique empêchant quelques changements de référentiel, les scientifiques s’exilent chez leurs sponsors protestants, des ducs désireux de développer la science et leur prestige. Vers 1530, Nicolas Copernic propose un nouveau modèle de l’univers qui va défrayer la chronique et défriser le pape : c’est le soleil et non la Terre qui est au centre de notre univers. Cerise sur le gâteau : cette Terre-là bouge. En 1609, l’astronome allemand Johannes Kepler confirme l’hypothèse et prouve les trajectoires elliptiques des planètes autour du soleil. Étonnamment, ces lois fondamentales issues de mesures précises n’excluent pas des croyances plus approximatives.

 

Stocker les étoiles © Ben 65 (talent Wipplay)

Ainsi, Kepler interprètent les mouvements des planètes comme un message divin : la position des étoiles permet d’expliquer ce qui arrive aux hommes. Voilà l’astrologie qui se rapproche de l’astronomie, voilà les grands ducs sponsors qui se rapprochent de leur savant conseiller pour chuchoter leurs curiosités : « Mon territoire va-t-il s’étendre l’an prochain ? » « Vais-je avoir un garçon ? » « Mon cher frère aîné va-t-il bientôt mourir ? » Il y a quelques temps, Nostradamus offrait ses visions futuristes à Catherine de Médicis : travail sérieux, honnête, discret. Premiers résultats sous 3 jours… La figure du gros barbu prophétique poursuit son chemin, mais qu’en est-il pour le chevelu imberbe de Vermeer ?

Un sacré tour de cartes

Très influencés par le titre de l’oeuvre, certains verront plutôt l’Astrologue. Ceux-là s’imaginent une dame venue se faire tirer la carte, consultant un Nostradamus qui s’apprête à lever les inconnues de sa destinée. Le Moïse sauvé des eaux pourrait bien être une transposition de la question : « Vais-je avoir un garçon l’an prochain ? » Un autre regard – inondé d’humanisme Made In Renaissance et des futures Lumières 18e – pourrait aussi voir dans ce cabinet doré une personnification de la quête du savoir. Les rayons traversant le cabinet suivent la disposition des livres sur l’armoire. Lumière et connaissance filent dans le même sens… Mais s’agit-il seulement d’une lumière humaniste, voire scientiste ?

Le Moïse sauvé des eaux est accroché à la même place que la carte de Hollande décorant le cabinet du Géographe. La correspondance est loquace : tout comme les hébreux de Moïse sauvés par Dieu ouvrant la Mer Rouge, les Hollandais sont sauvés par leurs moulins repoussant la Mer du Nord. Les Bataves – ce peuple élu – voient leur Astronome faire un clin d’oeil au studieux saint Jérôme. Tout comme Augustin et Thomas d’Aquin, il pourrait bien rapprocher le « comment » de l’existence (la science) à son « pourquoi » (la foi) ? Le manuel de l’Astronome – rédigé par Adriaen Metius – nous le confirme : ouvert au chapitre 3, il recommande aux savants de rechercher « l’inspiration divine ».

 

Carte © Jean-Benoit (talent Wipplay)

Notre chevelu imberbe a dû la trouver cette inspiration divine vu qu’il pointe son globe comme un curé bénit son pain. Finalement, ce guide éclaireur brouille les pistes. Qui est-il vraiment ? Un astrologue engagé dans une céleste échographie ? Un scientiste annonçant les futures Lumières ? Un astronome mu par une divine inspiration ? Entre croyances et connaissances, le coeur balance. D’ailleurs, le doigt de l’Astronome pourrait bien être l’aiguille de cette balance. Il pointe la constellation de la Lyre, l’instrument d’Apollon qui recommande l’harmonie et la juste mesure pour respecter l’équilibre du cosmos. Voilà une prophétie heureuse finalement non ? Encore faut-il suivre les conseils de ce sage qui ressemble furieusement à l’Oracle de Delphes.

Louvre Ravioli

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