L’HISTOIRE SANS VIN

par François Bénard
© Véronèse "Noces de Cana"
© Véronèse "Noces de Cana"

Au Louvre, le monde entier file vers la salle de la Joconde pour découvrir la toile superstar de Léonard. Pourtant, autour du célèbre sourire florentin, c’est le tout Venise qui est accroché là : Titien, Tintoret, Bassano, Véronèse… Une quinzaine de Véronèse même, dont Les Noces de Cana.
La toile à beau recouvrir un mur de 12 mètres de long, elle n’éclipse pas le petit sourire en coin de la Joconde. C’est un peu comme si à votre mariage débarquait sur la pointe des pieds une star de cinéma qui magnétiserait tous les regards. La mariée ? Eclipsée. D’ailleurs, c’est un peu la même chose qui se joue dans Les Noces de Cana. Un invité mystère vient éclipser les mariés et leurs 130 invités…

© Corentin Lespagnol "Nouveau départ"

Un sacré plan de table

Ce banquet de noces grandiose se tient à Cana, en Galilée. Ici, la Palestine prend l’accent vénitien : un portique à colonnes reprend l’architecture de Palladio, un Campanile fait son clin d’oeil à celui de Saint-Marc et les 130 invités sont habillés de luxueuses étoffes vénitiennes. Tout ce beau monde attaque le dessert servi dans les boîtes de coings. Les restes de viande découpés en terrasse sont distribués aux pauvres. Les personnes ayant reçu leur part signent d’ailleurs un registre placé devant un dressoir monumental. D’autres curieux perchés sur les garde-fous tendent les bras, tout comme le wedding planner qui se présente aux mariés. Comme le repas se termine, il tend la robe pour recevoir son pourboire.

Les mariés – joués par Don Alphonse d’Avalos et Eléonore d’Autriche – sont placés en bout de table. Il ont cédé les places d’honneur à Jésus et sa mère – assis au centre. Jésus s’est entouré de ses disciples : Jean, Pierre, Paul et les autres… Sur la gauche sont flanqués les grands souverains d’Europe (sortis de terre pour l’occasion) : François Ier, Charles Quint, Soliman II, Marie d’Angleterre, etc. Sur la droite, Véronèse a installé les gens d’Eglise. Leurs visages – placés dans la pénombre – sont plus sages, doux, presque rêveurs. Un orchestre placé au centre assure l’ambiance : Véronèse, Tintoret, Bassano et Titien se sont improvisés musiciens alors que l’on voit venir la première fausse note du repas…

© Kikoa "Et glou et glou"

Pierre vient d’être informé par un serviteur : le vin va bientôt manquer. Il interpelle Marie qui confirme en désignant son verre vide à son fils. Dans l’évangile de Jean, ce dernier lui répond froidement : « Femme, qu’avons-nous de commun en cette affaire ? Mon heure n’est pas encore venue. » Marie insiste et dit aux serviteurs : « Faites tout ce qu’il vous dira ». Jésus improvise : « Remplissez d’eau ces jarres ». Les serveurs s’exécutent : on verse, on goûte, c’est bien du vin qui coule. Le wedding planner – Pierre l’Arétin – apporte le vin aux mariés en adressant son compliment grandiloquent à Monsieur : « Tout homme sert d’abord le bon vin, puis, quand les gens sont ivres, le moins bon ; toi, tu as gardé le bon vin jusqu’à présent. » Le marié ne comprend pas.

Substances licites

Les bénédictins du couvent San Giorgio Maggiore commandent « Les Noces » pour orner le mur du réfectoire. Face aux 70 m2 de la toile, les moines partagent le pain et le vin avec les 130 invités de Véronèse. Le repas est un succès, on en redemande. L’artiste dresse d’autres tables : le Repas chez Simon le Pharisien, le Repas chez Simon le Lépreux et le Repas chez Lévi. Pour cette dernière – initialement baptisée La Cène – l’Inquisition reproche à Véronèse ses libertés face aux textes saints. On exige des repeints, Véronèse n’en fait rien. Seul le titre est modifié pour s’éviter le marteau des juges. Sa défense reste sans appel : « Nous, les peintres, prenons des libertés tout comme les poètes et les fous ».

Véronèse parle en esprit libre. Tintoret, Titien, Bassano & Co portent Venise jusqu’à ses dernières gloires. Partout, la Sérénissime prend l’eau : les Ottomans la surclassent en Méditerranée alors que les Portugais franchissent le Cap de Bonne espérance pour commercer avec l’Inde et l’Asie. Sur le plancher des vaches européennes, les idées de Luther bousculent la papauté. Le succès de sa Réforme conduit Rome au Concile de Trente. Au menu des débats : une légère autocritique, un contre argumentaire bien saignant des idées de Luther ainsi qu’une confirmation généreuse des points clé du dogme catholique (péché originel, sacrements, culte des saints et dogme de la transsubstantiation).

 

© Bruno Blais "Le plongeon"

Transsubstantiation (subst., fem.) : « litt. Changement d’une substance en une autre. » En l’occurrence, changement de la substance du vin en la substance du sang du Christ. Une mince affaire théorisée par Thomas d’Aquin – lui-même inspiré par la métaphysique d’Aristote. L’idée de base ? La matière est composée de qualités premières (la substance) et de qualités secondes (les accidents ou apparences). La substance – réalité ultime – existe par soi alors que l’accident change. La bougie fond, la cire coule, mais la bougie reste. Avec la transsubstantiation, Thomas d’Aquin renverse Aristote. Cette fois, les qualités premières changent (le vin devient sang du Christ) alors que les apparences du vin ne bougent pas (on voit du pinard, rien que du pinard). Dans les deux cas, la substance ne peut être perçue par nos sens. C’est là son moindre défaut.

Le bœuf et l’agneau

Véronèse place partout des symboles nous annonçant la Cène qui précédera la Passion. L’agneau découpé au-dessus de Jésus annonce son sacrifice. Pour appuyer cette symbolique céleste, les boules ornant le haut de la balustrade semblent traversées par la lumière… Au premier plan, le marié découvre le second vin encore meilleur que le premier, clin d’oeil à la seconde venue du Christ. Autre détail : une fleur blanche est lâchée par une spectatrice depuis les terrasses situées tout en haut des colonnes. Maigre bouquet. On pense aux fleurs blanches plantées au premier plan de « la Vierge aux rochers » annonçant les futures souffrances du petit Jésus…

Sans vin, pas de fête. La symbolique de l’évangile est là. Quel vin nous manque pour notre fête intérieure ? La vérité, la justice, la sagesse, la simplicité, la bienveillance pour autrui ? A chacun de trouver ses réponses ; encore faut-il se poser la question. A Cana, presque personne ne s’interroge. En revanche, tout le monde apprécie ce bon pinard tombé du ciel. François Ier et Soliman le Magnifique louchent sur le nouveau pinard sans avoir rien vu. Faut-il agir ou attendre que ça tombe du ciel ? Les chiens au premier nous montrent les deux postures. L’un se régale d’un os, l’autre s’interroge ? Interroger sa vie, pas simple. Face au manque de vérité, de justice, on est vite tenté de laisser couler… Que devons-nous transformer pour que le vin ne manque pas ? A chacun d’ouvrir les yeux pour voir ce qui lui manque et faire de sa vie une fête.

 

© Sebastien.BR "Sans titre"

Dans l’Evangile comme sur le toile, la transformation est discrète. Personne ne voit rien – excepté les disciples, Marie et les serviteurs qui turbinent en silence. Dans la toile de Véronèse, d’autres personnages seraient-ils mis dans le secret ? Au premier plan, Tintoret et Véronèse écoutent d’une oreille attentive ce personnage caché derrière eux. Il semble faire la jonction entre Jésus et le groupe qui fait un bœuf alors qu’on sert l’agneau au peuple. Qui est-ce ? Un ange tout juste débarqué avec sa trompette chuchotant le secret de la transformation ? Pourquoi pas ? Les artistes savent comment nous remplir de joie. Musiciens et peintres ne sont-ils pas des transformateurs magiques ? D’ailleurs, aux Noces de Cana, Véronèse brille autant que le divin. Transformant la matière, le peintre ne remplit pas 6 cruches de pinard mais 70 mètres carré d’huile sur toile. Comme un grand miracle, bien visible où rien ne manque.

Louvre Ravioli